Faire acte de glanage
« Les choses les plus épaisses ne s’abordent pas sans quelques amenuisements »
Françis Ponge, Le parti pris des choses, 1942
Ma recherche de mémoire s’est tout d’abord construite sur la modeste intuition que de nombreux designers semblaient se nourrir d’une manière particulière d’être au monde, qui relèvent de pratiques de glanage. En effet, ces pratiques hétéroclites et intimes, considérées la plupart du temps comme étant en marge d’un travail de conception, semblent jouer un rôle important dans la formation de certains projets, et plus fondamentalement dans la formation du designer. Durant ma recherche, j’ai pu constater que le glanage relève d’une certaine méthode, que cette manière particulière d’être au monde passe par un acte de posture, d’errance, de sélection, découpe et récolte de fragments ordinaires afin de les intégrer ou non à un processus créatif ou dans la conception de projets.
Durant les enquêtes et entretiens menés afin de comprendre la place du glanage dans l’archéologie de projets, semblent révéler qu’une pratique personnelle et une pratique projet ne sont pas toujours dissociables. Il existe une réciprocité entre l’objet et la personne dans le processus de glanage, où la pratique individuelle nourrit la conception, et vice versa. Parallèlement, les notions d’héritage et de témoin du lieu dans la pratique du glanage semblent récurrentes, et semblent parfois questionner une dimension sociale, offrant une critique implicite de la société et une valorisation des éléments insignifiants de part leurs lieux d’extraction.
Dès le départ et tout au long de ma recherche, je me suis distancée de la dimension historique du glanage de nourriture, qui véhicule un message politique et critique de la société, souvent lié à des situations de précarité. Ma recherche portait davantage sur des notions de renouvellement du regard, de poésie quotidienne et d’étonnement, en cherchant la place de cette pratique dans une démarche de design. Néanmoins, mes recherches sur le déplacement du fragment, son héritage et sa capacité à témoigner un lieu ont soulevé des questionnements que j’ai voulu approfondir dans ma démarche de projet.
En effet, mon entretien avec Melissa Mariller, plasticienne, a révélé une dimension plus politique de ce glanage poétique. Dans plusieurs de ces projets et notamment dans ses dernières productions sur le mobilier vernaculaire savoyard, elle opère une sélection de fragments témoins du contexte et porteurs d’héritage, en opérant un déplacement de ceux-ci, afin de questionner leurs insignifiance de base puis leur reconnaissance une fois extraits de leurs contextes. Ces productions confèrent alors une modeste critique des classes sociales affiliées à ces milieux d’extractions de base, un milieu rural ayant un mobilier vernaculaire désuet, robuste et très artisanal qu’elle met en lumière par sa réinterprétation.
Un glanage situé
Ma démarche de projet consiste à questionner la trace du lieu dans la réécriture d’un glanage et du déplacement des fragments, d’acter le glanage dans un lieu situé, et constater ce qui en résulte, en adoptant une posture de designer plastiscienne. D'explorer ce que la production raconte du lieu, de retisser un lien entre la dimension modeste d’un glanage sensible à celui historiquement politique et critique, par des productions manifeste. Pour concrétiser cette exploration, je me suis focalisée sur l’industrie textile. Ma recherche a débuté par l’analyse de photographies prises dans deux lieux visités dans le cadre de mon alternance, un centre de tri de vêtements, Tremplin 01, et une manufacture de velours, Velours de Lyon. A partir de ces photographies prises par l’adoption d’une posture liée à l’errance et la découpe évoquées dans ma recherche, j’ai pu procéder à une première réécriture par le dessin. Cette première réécriture de fragments issus de l’industrie, vont alors les extraire de leur contexte et de leurs usages, leur conférant une nouvelle lecture de part leur aplatissement et simplification. A partir de ce nouveau répertoire, j’ai alors voulu intervenir sur leur matérialité, et leur volume par de rapides prototypes en argile, leurs conférant une fois encore une nouvelle lecture, de part leurs changement d’aspect, d’échelle.
Bacs de tri - Tremplin 01
Rebuts textiles récupérés à Tremplin 01
Afin de créer des artefacts témoin du lieu choisi, j’ai voulu utiliser une ressource issue des rebuts afin de mettre en volume ce répertoire formel, issu lui aussi de “rebuts formels”, de formes de l’ombre, afin d’opérer à une circularité dans ma production. De l’errance dans le lieu, le glanage de fragments qui lui sont associés, leur mise en volume par des chutes elles aussi insignifiantes et vouées à être jetées, triées au sein même du lieu par les travailleurs en réinsertion, déplacer le regard sur les interstices de l’industrie textile. En m’intéressant à la forme des fragments sublimés à partir de chutes, je questionne la provenance des matériaux et ce que cela signifie pour une société tentant de prendre soin de ses déchets.
A partir de ces rebuts et de la conception du répertoire formel, j’ai alors pu opérer une sélection intuitive de certaines formes dessinées, un choix s’opérant sur une séduction du fragment, d’une justesse de la forme, d’un équilibre particulier, que j’ai choisi de mettre en volume en intervenant sur leurs échelles mais aussi, de part leur représentation 2D, opérer un changement sur leurs perspectives devenues libres d'interprétation. Les prototypes réalisés sont ensuite recouverts de tissus récupérés, avec la méthode Precious Textile utilisée dans le cadre de mon alternance, un matériau composite à partir de chutes textiles broyées.
Cette production aborde des notions d’opposition à des fragments issus de l’industrie à un travail artisanal et manuel, une opposition à la violence machinique et au travail lent et minutieux, une notion de réenchantement d’un univers violent et industriel, d’une industrie en crise et en déclin.
Néanmoins, lors de ma deuxième visite au centre de tri Tremplin 01, celle-ci fut brève, et ne m’a pas réellement permis de comprendre les lieux, les personnes qui y travaillent, de leur exposer ma démarche et mon projet. Aussi, j’ai pu me servir dans la benne de déchets extérieure, à laquelle les travailleurs n’ont pas accès malgré leur désir d’y récuperer des choses, soulignant ici une inégalité évidente.
Par cette pratique de glanage, j’ai voulu conférer une présence à ce qui n’en avait plus, du rebut formel au rebut matériel, par la composition de nouveaux artefacts intrigants et témoin de leurs milieux. Leurs nouvelles présence viennent raconter différentes narrations selon leurs territoires de déplacement, que je suis ensuite venue photographier, laissant une question ouverte d’interprétation.
Ces nouveaux objets porteurs de présence singulières et d’histoire sont d’autant plus, avec du recul, porteur d’une tension constatée entre les lieux d’extraction et ma démarche. En effet, cette recherche basée sur une approche poétique que je tente de rendre plus critique, soulève des questions de privilèges quant à mon intervention dans le centre de tri. Ces productions ont certes une dimension critique, de par les questions qu’elles soulèvent, mais j’en viens alors à situer ma recherche sur une crête glissante, questionnant la légitimité de cette recherche, que j’aimerai poursuivre en prenant compte de toutes ces découvertes.