Témoin de la Perte
Limiter l’amnésie environnementale transgénérationnelle par le biais du témoignage
Ce phénomène, évoqué par Peter Kahn étant l’amnésie environnementale transgénérationnelle, est défini comme une perte de repère environnementale évoluant de génération en génération. Cela a pour effet de créer un fossé intergénérationnel, impliquant par la suite un manque de transmission d’expériences et de savoirs entre personnes d’âges différents sur le sujet de ce qui les entoure.
Donc s'il y a un manque de transmission intergénérationnelle, le “cadre de référence” d’une personne âgée ne deviendra pas le même que celui d’une jeune personne. Pour cela, le biologiste Daniel Pauly considère que cette “amnésie environnementale” se traduit comme “the shifting basline” en français “le syndrome de la référence changeante”.
Il se caractérise par la difficulté à percevoir le monde et ses changements à cause du manque de transmission transgénérationnelle et des transformations humaines de l’environnement. Due à la surconsommation de contenus numériques, l’humain à tendance à standardiser les mutations environnementales. Ce qui empêche par exemple chez les pêcheurs, une véritable prise de conscience de l’érosion de la biodiversité.
Mais alors comment récolter et faciliter ces récits environnementaux personnels ? Comment faciliter la transmission intergénérationnelle ? Comment mettre en résonance et faire revivre ces récits ?
Le témoignage comme outil de transmission, ici, prend tout son sens. En effet, d’une part d’après Jacques Fontanille, le témoignage reconstruit le passé à l’aide d’assemblages de connaissance et de souvenirs sélectifs liés aux valeurs et aux émotions du témoin contenant des manifestations sensibles telles qu’une tonalité particulière, d’une émotion ou encore d’une poésie.
D’autre part, le témoignage peut aussi s’appuyer et se composer de traces matérielles et orales, se traduisant par des médiums fonctionnant comme des objets “relais” intergénérationnels.
Ainsi, nous pouvons dire que le témoignage, malgré ses limites, peut rendre possible la rencontre de plusieurs histoires, et également transmettre dans le présent cette authenticité d’un passé révolu au moyen de traces matérielles.
Un territoire hors du temps : l’ocean
Pour étudier les effets du témoignage comme remède à l’amnésie environnementale transgénérationnelle. Je me suis intéressé dans un premier temps à l’océan, qui s’avère être à la fois le milieu à l’origine de toute vie et un milieu propice à un imaginaire intemporel, étant source de crainte autant que de contemplation. Par la suite, et en vue d’analyser plus spécifiquement, l’expérience incarnée du témoignage, je me suis immergée dans deux territoires spécifiques, proche de la mer, à savoir, le Morbihan et le Var. Cette immersion s’est effectuée notamment en compagnie de Daniel, amateur de pêche depuis une quarantaine d'années à Quiberon situé dans le Morbihan. Il me disait que pour pêcher, il fallait connaître par cœur son environnement et les gestes à pratiquer. À ce moment-là, j’ai réalisé que par la transmission de ses témoignages, il était possible de rendre, ses récits intimes, collectifs, afin de générer une mémoire intergénérationnelle.
Co-construction des connaissances
Prenant l’exemple de la méthode d’enquête d’Anne-Laure Boyer sur son projet Atlas Oculto. Il a été pour moi important d’explorer davantage les imaginaires des différentes générations. Recueillant à la fois des données historiques et des récits personnels et locaux. L'idée était de redonner vie à ses histoires et expériences disparues par la méthode de cartographie, classification, et d’échanges. Par le biais de la co-construction, j’ai mis en place un espace participatif explorant la mémoire collective des diverses générations. En utilisant comme outils de transmission, la carte postale. En mettant en scène ce workshop, cela a pour but à la fois de mettre à plat la notion temporelle et spatiale, mais aussi de favoriser le travail de réminiscence et donc de témoignage. Cela m’a permis de souligner l’importance des catégories mémorielles du rituel et de l’anecdote comme inspirant pour les participants.
Or, parce que ces rituels et anecdotes sont supportés par des objets particuliers, il a été d’autant plus important de démontrer que ceux-ci participaient dans le même temps à la reconstruction et à la retranscription de ces témoignages.
Objets “relais” environnementals transgénérationnels
Cette méthode m’a conduit à produire trois objets comme trois expérimentations qui ont vocation à incarner et à transmettre ce passé. De même que la carte postale a pour fonction de partager des histoires, de même ces productions ont pour fonction de contenir et témoigner d'incarner ses récits.
“Le premier bateau de Didier” 1953, “Sandrine et le matériel de plongée fabriqué par son père” 1960, “La cuillère en or de Daniel” 1972
Ainsi ses histoires présenté succinctement trois témoignages environnementales transgénérationnels. Traitant aujourd’hui, l’un, une relation particulière avec le vent, l’autre avec les coraux, et le dernier avec la surface de l’océan et ses poissons. Trois histoires énoncées de différentes manières, dont leur point commun est de transmettre leur passion de l’océan.
Thématisant la conception de ces objets sous la perspective de la dégradation. Celle-ci s’illustre sous un rendu sensible de la manière suivante :
Mettre en tension ses histoires reçues de manière éphémère définit d’un côté par la mémoire amnésique des récepteurs, mais aussi par la mutation constante de l’océan. Pour cela, j’ai représenté ses récits en surlignant leurs objets “témoins” intergénérationnels respectifs. Sous forme organique, ses artefacts, placés dans leur milieu chargés d’émotions et de bribes, se métamorphosent avec le paysage. De plus, son tissu s’effile avec le temps et l’érosion environnementale, mais aussi se tisse par les liens affectifs et relie l’intergénération.
Cette recherche nous a permis de pratiquer un design situé, non seulement spatialement, mais aussi temporellement par des enjeux historiques incarnés présentés.
En outre, face à l’amnésie environnementale, nous sommes en mesure de défendre l’idée selon laquelle le témoignage s’avère non seulement utile pour pallier à celle-ci, mais également riche en créativité, dans la mesure où il se travaille et se retravaille à mesure qu’il s’élabore.
Enfin, ce design contextualisé n’est pas qu’un travail d’enquête historique dans la mesure où il est propice à une création ou production d’objets “témoins”. Cette enquête souligne aussi à la fois la positivité de l’objet qui transmet dans ce qu’il réussit à dépasser l’amnésie transgénérationnelle, mais également sa négativité dans la mesure où il est nécessairement porteur d’une perte résiduelle qui nous rend d’autant plus sensibles. La finitude, ici, de notre condition est notre entrelacement avec notre milieu ambiant, et en l’occurrence ici l’océan.