Aussi clivantes que fédératrices, les parlures et expressions argotiques sont le reflet des dynamiques et transformations sociétales. Adulées des uns et méprisées des autres, elles transcendent aujourd’hui les frontières socio-générationnelles tout en façonnant et affirmant une identité socio-culturelle.
S'il signe la fin de la langue française pour ses détracteurs, l'argot est, en fait, une preuve de sa vitalité, de sa résilience et de sa capacité à se renouveler. En tant que lexique vernaculaire dont les principales fonctions - cryptique, identitaire, ludique et pudique - reflètent et répondent à des réalités économiques et sociétales, l'argot complète et enrichit la langue standard.
Vocabulaire périphérique et « mineur », il met en variation les constantes de la langue « majeure », normée, codifiée et institutionnalisée. Comme le théorise Deleuze et Guattari dans leur travail à quatre mains Mille Plateaux, le « mineur » transgresse les normes dominantes et légitimes et permet, au « majeur » comme au « mineur », de se déterritorialiser, faisant sortir l’autre de son territoire, avant de se reterritorialiser. Il est alors question de l'intérêt de la minorité et du requestionnement de la langue standard par l'usage des parlures et expressions argotiques.
Parce qu'il se nourrit d’identités plurielles et qu'il est au cœur des rapports de force en société, l’argot résulte d’un processus de « créolisation » entre le « majeur » et le « mineur », qui se rencontrent, s'intervalorisent et créer de l'inattendu. Principalement développés par l'essayiste et militant anticolonialiste martiniquais Édouard Glissant, le processus de « créolisation » et la pensée archipélique valorisent la diversité linguistique comme une richesse culturelle et identitaire.
Parce qu’elles s’inscrivent dans ce phénomène de créolisation, les parlures argotiques puisent au sein de procédés hétérogènes qui permettent l’élaboration d’un parler singulier. Souvent ignorée ou négligée, cette créativité, voire ingéniosité, linguistique est loin d'être désorganisée et anarchique : elle relève de procédés structurés, de règles internes. Ainsi, comment donner à voir ces mécanismes ? Comment rendre compte de ce travail lexical, de cette élaboration linguistique ? Comment s'en servir pour valoriser les parlures argotiques et illustrer leur richesse linguistique ?
Comment révéler et mettre en lumière le fonctionnement et les procédés de création argotiques ?
La dimension pratique de mon travail de recherche a débuté, lors de l'écriture de mon mémoire, par la collecte de mots et d'expressions argotiques. Cette phase de récolte m'a permis de constituer une matière première pour mes intentions et expérimentations tout en dressant un premier lexique argotique non-exhaustif.
J'ai fait le choix d'ancrer cette collecte à l'échelle de la classe et pour ce faire, j'ai réalisé 3 temps de récolte. Dans un premier temps, je n'ai pas annoncé ma récolte, je suis restée attentive à mon environnement et j'ai pris note de tout terme argotique utilisé par mes camarades. Ce temps d'observation participante m'a permis de contourner certains biais cognitifs tout en recueillant des pratiques langagières spontanées et contextualisées.
Dans un second temps, ma collecte à davantage pris la forme d'entretiens informels, de discussions. Cette phase m'a permis d'aborder la dimension géographique et territoriale de l'argot et de noter la porosité des frontières entre argot et variations régionales.
Enfin, dans un dernier temps, j'ai souhaité explorer les échanges que nous avions sur des terrains numériques (SMS, réseaux sociaux...) afin de prendre connaissance des usages argotiques écrits et de les mettre en parallèle avec ceux récoltés oralement.
À partir de la récolte de mots et d'expressions argotiques effectuées, j'ai pu mettre au point de premières intentions. Une première expérimentation repose sur l'intention de dévoiler les procédés lexicaux formels de fabrication de l'argot, de les formaliser et les rendre intelligibles. Développés au travers de mécanismes sociaux et linguistiques, ces procédés - le verlan, l'apocope, l'aphérèse, la dérivation, la siglaison ou encore l'éllipse - structurent la créativité linguistique et participent aux dimensions cryptique et identitaire de l'argot.
Pensée comme un outil de mise en lumière, cette expérimentation rend compte de la façon dont l'argot se construit systématiquement selon certaines structures linguistiques. Il permet de manipuler les mots au moyen de règles formelles, d'y appliquer des procédés argotiques, avant de les définir et les indexer au sein d'un lexique oral. Il soulève également la question des transformations phonétiques, morphologiques et syntaxiques qui s'opèrent au sein des créations argotiques en appréhendant la mise au propre et mise en esthétique de toute nouvelle création lexicale vis-à-vis de la langue standard.
Cet outil tente de rendre visible les mécanismes sous-jacents à la création argotique. Il démystifie les procédés lexicaux formels, qui donnent naissance à de nouvelles formes, prolongées ou abrégées, et démontre que l'argot relève d'une réelle créativité lexicale.
Parallèlement aux procédés formels, les procédés sémantiques (métaphore, métonymie, polysémie, synonymie) encouragent l'innovation linguistique. Ils permettent de nuancer, de créer des variantes expressives, et rendent possible l'adaptation contextuelle des mots. Ces procédés témoignent de la richesse et de l'inventivité du langage et produisent des décalages qui enrichissent tant la fonction ludique que la fonction cryptique de l'argot.
Afin de rendre compte des décalages opérés, cette deuxième expérimentation s'intéresse aux synonymes argotiques du terme « argent » (liquide, avoine, caillasse, brique, radis, galette, ronds, oseille, patates, blé, balles, maille...). Témoins d'une réinvention perpétuelle de la langue, ces derniers découlent d'associations imagées et de mises en parallèle, de glissements de sens où un terme en acquiert un nouveau.
Par le biais d'une installation, il est donc question de matérialiser ces synonymes argotiques, de les rendre visuellement et concrètement accessibles, selon le sens premier du terme détourné. C'est alors une façon de rendre compte des limites du langage conventionnel dans l'expression d'une perspective ou d'une réalité, ici, économique.
Soumis au processus de créolisation, l'argot se nourrit de nombreux emprunts aux langues étrangères. Résultat d'une convergence entre des facteurs historiques et géographiques, ce procédé amplifie et transforme le lexique standard tout en reflétant les influences qui le façonnent.
Ce troisième axe d'expérimentation s'intéresse ainsi aux contacts, aux échanges entre les langues, par la mise en parallèle de leur origine et de leur usage dans l'argot français.
D'une part, par la cartographie analytique ou poétique, l'intention est de dévoiler le voyage des mots et les transferts qui s’opèrent d’une culture à une autre. Elle représente visuellement le territoire et la forme d'origine des mots et montre l'évolution de ces derniers au fil de la créolisation, des rencontres entre différentes langues et cultures. Support collaboratif, la cartographie peut se construire à plusieurs mains, elle devient un outil davantage pédagogique pour comprendre la façon dont les langues se mélangent et révéler les mécanismes et dynamiques socio-culturels et historiques.
D'autre part, par la superposition visuelle des formes lexicales d'origine puis d'usage en France, l'intention est de montrer à la fois la vivacité de la langue, son mécanisme d'emprunt, mais aussi la mise en esthétique d'expressions argotiques dont le but est de préserver une unité stylistique ou phonétique.
Dans l'optique de faire le lien entre les procédés de création et de diffusion de l'argot ainsi que de ramener de l'oralité dans ce travail de recherche, une dernière expérimentation consiste en l'exploration de la manière dont l'argot se propage et se diffuse d'un groupe social à un autre, jusqu'à potentiellement atteindre une certaine viralité.
L'intention fut donc de produire un dispositif sonore questionnant, qui enregistre une expression argotique donné à voix haute puis l'amplifie et la spatialise. Cette expérimentation a pour but de montrer la propagation de l'argot et d'affirmer la dimension collective nécéssaire à celui-ci pour être pérennisé, sinon il resta au stade de ticde langage. Comme un jeu d'échos ou de réverbération, la fréquence d'apparition évolue et rend compte d'une propogation hétérogène où le mot peut être amené à disparaître avant de ressurgir.
Cette recherche en design met en lumière le fonctionnement et les procédés de fabrication et de diffusion de l'argot en France. Elle explore et donne forme aux façons dont les expressions argotiques se forment, se transforment et se propagent en société, et tente de révéler des processus immatériels.
En rendant visibles les mécanismes lexicaux et sémantiques de l'argot, cette recherche en design révèle des impensés et offre des clés de lecture pour comprendre et appréhender la créativité argotique tout en valorisant ces parlures et leurs innovations linguistiques. Ce travail ouvre également des perspectives quant à la représentation des sous-cultures et des dynamiques sociales comme les rapports de pouvoir et les formes de résistance culturelle qui se manifestent à travers l'utilisation de l'argot.