Design du maintien de la casse : enquête sur les tactiques de prolongement de la casse numérique
Ce mémoire de recherche a été conçu dans la lignée du projet de recherche en design "Limites numériques", qui vise à explorer les choix de conception, les utilisations et les fonctionnalités d'une approche numérique respectueuse des limites planétaires. José Halloy, professeur de physique et en science du développement durable, qualifie ces appareils de “technologies zombies” participant à l'insoutenabilité du monde. Par exemple, la fabrication d’un smartphone comprend l'assemblage de 42 métaux différents. Il faut les extraire dans des carrières exploitant les populations locales, généralement des femmes et des enfants, et les fabriquer dans des usines consommant énormément de ressources et polluant l’eau, les sols et l’air ainsi que le monde vivant. Travailler sur ce sujet comprend donc des enjeux sociétaux, économiques, écologiques et politiques.
Prolonger la durée de vie de nos appareils ou repenser leur conception peut être un levier d’action pour questionner ce problème. En tant que designers, nous jouons un rôle dans les choix de conception de nos objets et de leurs impacts présents et futurs.
Pour explorer ce levier, nous avons porté l’étude sur la manière dont les usagers continuent d’utiliser leur matériel numérique malgré leur état de dysfonctionnement. Pour cela, nous avons mené une enquête semi-directive auprès de 14 personnes utilisant des outils numériques dans leur quotidien, révélant des manières de “faire avec” les objets cassés. Nous nommerons comme concept “les tactiques du maintien de la casse numérique”.
Cette notion est un premier écho d’un monde à
« repenser » et à transformer. L’art de « faire avec », de maintenir la casse en vie par les différentes tactiques de prolongement, permet de maintenir, de soigner l’état du monde. Et c’est au designer d’accompagner ce changement de paradigme observé.
La démarche de recherche du macro projet fait suite aux enquêtes des tactiques de prolongement de la casse numérique et explore les méthodologies de recherche du design inclusif, notamment par une approche des outils méthodologiques du “ faire vivre l’expérience de… “. Le but étant d’aborder non pas une posture de designer solutionniste mais celle d’un designer concevant la casse, l’erreur, le bug, la dysfonction… et ainsi perturber les usages des utilisateurs.
Comment simuler la perturbation pour accompagner les manières de “ faire avec “ ?
En cherchant à explorer cette question par le design, nous avons pu construire une méthodologie pour amener à concevoir des objets de friction, se greffant aux appareils fonctionnels d’utilisateurs ciblés. L’objectif est de simuler la dysfonction en perturbant les usages des utilisateurs testeurs de ces dispositifs, pour observer et récolter via leurs retours les manières de “faire avec”, les contraintes subies, les réactions émotionnelles émergentes, les moyens populaires de contournement, les astuces, etc.
Cette méthode génère donc des tactiques de maintien de la casse permettant aux designers, ingénieurs et chercheurs d’accompagner ou d’intégrer ces modes de contournement à leurs travaux, tout en acceptant ces situations de crise et de fragilité quotidienne. Dans ce mémoire de recherche, nous avons catégorisé les typologies de casse matérielle et logicielle observées. Nous avons donc voulu expérimenter trois axes de recherche pour concevoir de la perturbation dans un contexte d'obsolescence matérielle et logicielle.
Dans le premier axe, " principe de la perturbation ", nous sommes retournés sur notre terrain d’observation pour collecter des appareils dysfonctionnels auprès de nos premiers usagers d’enquête. Par exemple, récupérer un clavier dont les touches dysfonctionnent ou sont manquantes permet de le donner à tester à Axel pour récolter une réelle expérience de perturbation socio-technique.
Lorsque l’on ne peut reproduire cette dysfonction ou la simuler, c’est une méthode assez efficace mais limitante, car on ne peut pas toujours obtenir les appareils dysfonctionnels souhaités. De plus, le testeur ne possède pas de lien affectif avec l’objet cassé, il ne peut se l’approprier entièrement puisque ce n’est pas le sien.
De ce fait, nous nous sommes questionnés dans l’axe 2, "simuler la perturbation", si nous ne pouvions pas simuler un faux dysfonctionnement partiel ou intégral. Nous avons donc conçu des objets de friction reproduisant de fausses casses logicielles ou matérielles, venant se greffer sur les appareils fonctionnels de nos usagers testeurs. Par exemple, pour simuler une tâche noire sur écran, l'application d’un sticker noir à des endroits où la perte d’information serait plus contraignante a très bien fonctionné. Les dispositifs simulants sont facilement prototypables, applicables et désinstallables sur de nombreux appareils. Cependant, vu que la casse est simulée, les retours utilisateurs et les astuces observées peuvent être légèrement faussés.
Nous avons donc réfléchi à un troisième axe,
"le scénario de perturbation", dans l’idée d’accompagner les testeurs dans un récit fictif.
Par exemple, le téléphone de Jodie n’est plus utilisable, et sa seule solution est de greffer sa carte SIM sur le téléphone de son compagnon Cyprien. Dans ce contexte de récit fictif, les deux testeurs doivent cohabiter avec un téléphone pour deux pendant une semaine.
Créer un récit pourrait être une solution adaptable et ouverte sur des cas complexes et extrêmes. Cela amène un niveau de difficulté en fonction du panel d’usagers ciblés.
Beaucoup de problèmes se posent dans ma tête, je suis déjà réticente. Comment vais-je écouter ma musique, partager ma 4G, écouter les audios de mon téléphone personnel, prendre des photos avec moins de qualité...
Tiré du carnet de bord de Jodie et Cyprien, sur leurs expériences de vivre avec un téléphone contenant deux cartes SIM, pendant 1 semaine.
On a mis en place une garde alternée du téléphone, je l'avais le lundi puis elle le mardi etc.
Tiré du carnet de bord de Jodie et Cyprien, sur leurs expériences de vivre avec un téléphone contenant deux cartes SIM, pendant 1 semaine.
Cette recherche par le design permet de s’approprier un nouveau concept : le maintien de la casse numérique.
Une approche orientée sur les contournements et l'appropriation des appareils cassés par l'usage des utilisateurs.
Comment rendre réplicable cette démarche de recherche ?
Pour cela, nous avons classifié les étapes de notre démarche en un set de cartes pour la rendre publiable, réplicable et partageable.
Ces cartes retracent les étapes, outils et méthodes de recherche et permettent d’amener une autre manière de réfléchir à un projet.
Comment concevoir des dysfonctionnements ?
Comment les retours d’expériences nourrissent-ils un projet ?
Dans le cas des testeurs, cela leur permet de questionner leur rapport au numérique et l’acceptation de la défaillance de leur appareil.
Étapes méthodologiques de ma démarche de recherche
0. Projet
1. Identifier le dysfonctionnement
2. Concevoir la perturbation
3. Simuler la perturbation
4. Contribuer au projet