Déscripter nos expériences personnelles et partagées par une narration transmédiatique
La question du consentement sexuel est souvent abordée par le prisme d’une dichotomie entre le viol et la relation sexuelle totalement consentie. Cette binarité pose problème lorsque l’on décide de faire un focus sur la sexualité quotidienne des individu·e·s. Le consentement est en réalité un continuum dans lequel une multitude de situations s’inscrivent sans pouvoir être qualifiées de « vrais viols » ou de rapports sexuels où le consentement est « libre et éclairé. »
L’étude du spectre du consentement sexuel que j’ai menée se porte sur l’ordinaire des sexualités et tient compte des dynamiques de pouvoir propres au patriarcat, des normes sociales et des représentations culturelles, des scénarios pré-établis, des imaginaires façonnés par les images - que nous consommons de manière volontaire ou non - .
J’ai pu étudier de manière approfondie la « zone grise », un espace dans lequel se retrouvent les expériences sexuelles qui ne se catégorisent ni comme viol, ni comme consenties.
La « zone grise » est une expression traduite de l’anglais et qui provient des travaux de la psychologue néo-zélandaise Nicola Gavey. Cette expression prend de l’ampleur dans le discours médiatique après le mouvement #MeToo devenu viral en 2017 avec l’affaire Weinstein. On intègre dans la zone grise les expériences sexuelles qui ne sont pas à proprement parler du viol ou qui ne sont pas punissables par la justice mais qui posent un problème sur le plan éthique et politique.
La zone grise désigne donc les situations où il peut y avoir une ambiguïté ou une incertitude quant au consentement d’un individu lors d’une interaction sexuelle. Le décalage entre les partenaires, souvent imperceptible, résulte de facteurs tels que la communication inefficace, l’indétermination des limites ou l’incapacité à refuser.
"Le spectre du consentement sexuel : la zone grise"
Mémoire de recherches, Clotilde Veillas, 2024
J'ai choisi de travailler sur l'impact des scripts sexuels préétablis chez un public de lycéen·ne·s. Au cours de ma recherche, j'ai réalisé différents entretiens, notamment avec un professeur référent sur les questions liées à la sexualité au collège et avec le planning familial. Ces échanges m'ont permis de mieux cerner les enjeux et les difficultés d'une éducation à la sexualité.
Pour approfondir ma recherche, j'ai élaboré et diffusé un questionnaire auprès des élèves de terminale au lycée Léonard de Vinci (38). Afin de m'assurer que le questionnaire était adapté à mon public, j'ai sollicité l'avis de Lydie Kobi, infirmière scolaire, qui a validé son contenu.
De cette enquête et de ces entretiens est ressorti l’enjeu de rendre compte des mécaniques qui construisent notre sexualité. Cette construction est insidieuse, car elle se fait progressivement à travers divers éléments de notre culture, que ce soit un court passage dans un film, une ligne dans un livre, etc. Malgré sa subtilité, cette mécanique est puissante car elle est diffusée sur tous les médias avec lesquels nous interagissons quotidiennement : films, séries, publicités, réseaux sociaux, etc.
J'ai donc trouvé intéressant de produire des expérimentations qui apporteraient une controverse à ces imaginaires en utilisant les mêmes canaux, notamment en explorant le transmédia.
Mettre en lumière la zone grise du consentement par le biais de divers médias.
Comment encourager la prise de recul individuelle, l'introspection et la mise en débat ?
Messagerie sélective, une expérience individuelle
L’utilisateur est immergé en condition réelle d’une situation où la question du consentement se pose entre deux personnages. L'expérience plonge l'utilisateur dans une interaction à la première personne à travers un échange de SMS entre Clara et Mathéo. Cette immersion permet de montrer comment la parole de Clara est souvent ignorée par le biais de micro-interactions avec la messagerie. Les techniques employées illustrent diverses difficultés telles que l'incapacité à dire non, le sentiment d'obligation et le manque d’écoute.
En se mettant à la place de Clara, les utilisateurs peuvent mieux comprendre les dynamiques subtiles de la communication et les implications de ne pas être entendu et provoquer des réactions proches de la réalité : “frustration”, “sentiment d’inachèvement”, etc.
Les échanges suite à l’expérience initient une introspection : quels sont mes propres comportements et réactions dans des situations similaires ? M’est-il déjà arrivé de ne pas écouter ou respecter les sentiments de quelqu'un d'autre ?
Il est possible de faire l'expérience en autonomie grâce à la mise en contexte.
Les interactions sont imaginées pour faire vivre l'expérience de zone grise à l'utilisateur.
Témoignages scénarisés, une expérience relationnelle “intime”
Extrait du double témoignage sur l'expérience de zone grise vécue par Émilie et Antony.
Cette expérimentation repose sur des témoignages recueillis au cours de ma recherche, donnant une voix authentique aux expériences vécues par les participants.
Située à la croisée du théâtre et de la justice restaurative, “témoignages scénarisés” est une installation qui présente un couple partageant simultanément leurs expériences et ressentis individuels de la zone grise. Leur récit, et donc leur voix, se superposent lorsqu’ils ont ressenti la même chose et divergent à des moments clés de la zone grise où leurs interprétations de la situation a différé. Ce montage sonore astucieux permet de rendre le récit intelligible lorsqu’il n’y a pas de doute, et le brouille dès lors que les deux personnes se trouvent dans cette fameuse zone grise.
Pour la personne qui écoute les deux témoignages, cela permet de matérialiser la zone grise en la rendant audible. Dans ces moments, les spectateurs sont invités à se déplacer dans l'espace pour écouter une version du témoignage, prenant ainsi parti pendant quelques instants.
À travers leurs récits, les deux personnages évoquent des situations de malaise, de doute et de confusion, permettant au public de comprendre les subtilités et les ambiguïtés de leur vécu. Cette démarche immersive incite les spectateurs à réfléchir sur la subjectivité des expériences et à développer une empathie envers les différentes perspectives présentées.
DÉCRYPTE/DÉSCRIPTE, une expérience communautaire
Ma recherche a affirmé l’implication forte des films, séries et animés dans la construction de nos imaginaires, et particulièrement celui lié à la sexualité.
Il me semblait nécessaire de travailler sur la narration et sur sa réécriture à travers un format participatif et populaire auprès de notre public. J'ai donc choisi d’investir le réseau social Tiktok en imaginant le compte "DÉCRYPTE/DESCRIPTE”. L'objectif est de proposer des scénarios alternatifs, enrichissant ainsi ceux massivement diffusés habituellement.
Extrait de la vidéo "C'est quoi la pression sociale ?"
Pour diffuser ces “nouveaux” imaginaires, j’ai exploré le média phare de la plateforme : la vidéo. Chacune des vidéos est décomposée en quatre temps :
Présentation brève du sujet abordé à travers une définition et des schémas simples.
Illustration à travers différents extraits de médias (film, animé, vidéo courte) et analyse de ceux-ci pour rendre le sujet plus concret et engageant.
Réorganisation des différentes scènes pour réécrire l'histoire et montrer ainsi comment les événements auraient pu se dérouler différemment avec des choix alternatifs.
Courte conclusion, adressée directement au public.
Interface web de la plateforme Décrypte/Descripte sur laquelle il est possible de proposer des œuvres à analyser ainsi que de voter et commenter les œuvres proposées par la communauté.
Pour exemplifier ce format, j’ai choisi de travailler sur la pression sociale.
Ce sujet a été choisi parmi les réponses au questionnaire diffusé lors de l’écriture de mon mémoire et suite à la collecte de témoignages faite en amont.
Ce format est facilement adaptable à une variété de thèmes, ce qui nous permet de toucher un large éventail de sujets pertinents pour notre audience. La communauté peut proposer des œuvres cinématographiques ainsi que des sujets à aborder grâce à la plateforme en ligne. Ainsi, le spectateur devient acteur, s'impliquant à son tour dans la réécriture des scénarios et l'encourageant à une réflexion critique sur les images qui lui sont données à voir.
Interface de la plateforme Décrypte/Descripte sur mobile
Fresque du consentement, une expérience de groupe
Fresque magnétique s'appuyant sur les métaphores pour permettre une libération de la parole.
Fresque en bois permettant la cartographie de la zone grise grâce à des éléments de discussion.
La Fresque du Consentement est un atelier immersif conçu pour comprendre les facteurs de risques liés au consentement sexuel et éviter la "zone grise". En mettant en avant l'intelligence collective, cet atelier invite les participants à découvrir les leviers individuels et collectifs du consentement sexuel et à définir le rôle qu'ils souhaitent y jouer.
Le format de la fresque a été soigneusement choisi pour maximiser l'impact et l'engagement des participants. L’animation de l’atelier reprend les quatre étapes habituelles (compréhension, créativité, restitution et action) mais la fresque change de forme pour devenir une cartographie graphique et modulable, où les liens entre les éléments sont visualisés de manière flexible. À la place des sets de cartes traditionnels des “fresques” que nous connaissons, nous trouvons des éléments de discussion variées telles que des messages vocaux, des extraits de séries, de films et d'animés, des publications sur les réseaux sociaux, des lettres introspectives, des dialogues écrits, des extraits de romans ou encore des témoignages.
Lors de la restitution, les participants peuvent présenter la cartographie dans son ensemble, se concentrer sur des aspects précis ou imaginer des scénarios qui les amènent à explorer la cartographie.
La dernière étape de la fresque est un temps de discussion et de débat : les participants échangent sur les leviers individuels et collectifs qui permettraient de consentir ou de ne pas consentir sans difficulté. L’objectif n'est pas de prioriser des actions comme cela pourrait l’être sur d’autres fresques, mais d'échanger sur les moyens d'agir efficacement.
Le discours est nuancé et factuel, s'appuyant sur des études scientifiques et évitant tout militantisme politique. Abordé de manière positive et bienveillante, l'atelier invite à une meilleure compréhension des enjeux sans stigmatisation.
La fresque du consentement a pour objectif principal d’être animée dans des plannings familiaux. Elle a donc été pensée pour être transportable dans une mallette.
La première version a été réalisée avec des éléments magnétiques, la seconde, quant à elle, est en bois.
La première version a été pensée comme un support de discussion afin de prendre du recul sur ces expériences personnelles. Les témoignages ont donc une place importante. Quelques éléments de discussion sont aussi prévus par le médiateur afin de parcourir l'ensemble de la cartographie.
Cependant, parler d'expériences personnelles reste quelque chose de difficile.
C'est pourquoi, dans la seconde version de la fresque, il est plutot donné à construire la cartographie uniquement à partir d'éléments pré-sélectionnés. Cette mise à distance avec l'intimité des participant·e·s permet de créer un objet partageable et exposable dans un planning.
Cependant, cette seconde version invite aussi à la construction de sa propre cartographie grâce à ces éléments modulables.
Ce travail de recherche souhaite enrichir les pratiques éducatives sur les questions de consentement sexuel, notamment en utilisant les facultés de représentation du design pour représenter le “non-tangible”, le “flou” et “l'ambiguïté” qu'induit la zone grise.
Chaque média offre une manière unique de s'immerger dans le sujet, rendant les messages plus accessibles et percutants pour différents types de publics.
Ainsi, il est possible de représenter, grâce à des procédés simples, des alternatives concrètes aux comportements sociaux et aux scripts sexuels pré-établis. Les possibilités d’expérimentation sont encore nombreuses et se doivent d’être toujours plus inclusives.