La démocratie française est aujourd'hui confrontée à des défis majeurs, mis en lumière par les récents mouvements sociaux et les taux d'abstention élevés lors des élections. Ces faits politiques révèlent une profonde fracture entre les citoyens et leurs représentants élus, ce qui met en valeur une crise de confiance dans la forme traditionnelle de représentation démocratique. Si l’on se penche sur la définition de la « démocratie » selon Jacques Rancière, ce dernier affirme que la démocratie est le pouvoir de ceux qui ne sont pas qualifiés pour exercer le pouvoir. Ainsi, la démocratie, selon Rancière, n'est pas simplement un système de représentation politique ou une forme de gouvernement parmi d'autres, mais plutôt un idéal politique fondamental qui cherche à garantir l'égalité politique et la participation de tous les citoyens à la vie publique, indépendamment de leur statut social ou de leur position dans la société. De là, la démocratie n’est pas seulement cantonnée au vote, mais à la pratique politique dans son ensemble.
En ce sens, la « médiation démocratique » est vue comme une opération nécessaire à la pratique politique car elle met en lumière les échanges mutuels d’idées, d’intérêts et de volontés des acteurs sur un sujet donné. Ici, la médiation apporte de la nuance aux situations de débats et écarte l’idée d’avoir une vision binaire (« pour » ou « contre ») des sujets complexes de la société. Dès lors, la méthode de recherche de la « cartographie de controverses », créée par Bruno Latour, est vue comme un exemple phare de la médiation démocratique. En effet, la cartographie de controverses se distingue par le fait qu’elle puisse faire l’objet de la « figuration de l’enquête et le partage de la figuration » (Bruno Latour, 2020). D’une part, la figuration de l’enquête représente l’essence de la médiation, dans le sens où elle dessine un système hétérogène sous la forme d’un réseau graphique, ici la cartographie. D’autre part, le partage de la figuration permet d’équiper le public en rassemblant les différents points de vue et arguments mobilisés afin de le guider dans la construction de son propre avis, et ce sans privilégier une position particulière.
En inscrivant ma recherche en design sur le rapport à la cartographie numérique, j’ai tout d’abord orienté mon enquête de terrain sur le sujet du vélo en ville, et tout particulièrement sur les controverses de la Voie Lyonnaise 7 Nord de la commune de Caluire-et-Cuire (en passant de la voie de la Dombes jusqu’au Chemin Petit). Ainsi, je me suis demandé : dans quelle mesure le design cartographique numérique peut-il expérimenter une médiation des points de vue en situation de controverses ?
Selon Joost Grootens, la technologie numérique a permis de créer de nouveaux outils cartographiques capables de donner lieu à de nouvelles formes sans connaissances préalables en cartographie, mais cette dernière est selon lui intrinsèquement ambiguë puisque les données d’une carte sont sans cesse manipulées. Ainsi, j’ai positionné ma recherche-projet en design selon un protocole qui a été dicté par mes deux journées d’observations réalisées sur voie de la Dombes afin d’être le plus transparent sur la production de mes données, et donc de mon design cartographique numérique. Le protocole se résume alors selon deux scénarios :
Samedi 15 juin 2024, 14h05, Après la pluie 12° ;
Lundi 17 juin 2024, 8h45, Ensoleillé 18° ;
qui sont délimités selon les cinq principales sections de la voie de Dombes et dont les acteurs identifiés sont :
Pierre, habitant de Caluire-et-Cuire, de sexe masculin, âgé de 21 ans et étudiant ;
Lucette, habitante de Caluire-et-Cuire, de sexe féminin, âgée de 77 ans et retraitée ;
Simba, animal de compagnie de Lucette, de sexe masculin et âgé de 9 ans ;
Lucie, animal « sauvage », de sexe féminin et âgée de 6 ans.
De plus, le sujet de controverses de mon protocole est délimité selon trois sujets qui ont été aperçus comme clivants et centrales dans les discussions observées, à savoir :
la bétonisation,
la végétalisation,
et la sécurité.
Dès lors, la démarche de mon projet de design s’est suivie en deux parties selon le protocole précédent. Premièrement, j’ai récolté les différents points de vue de chaque acteur en fonction des caractéristiques de mon protocole. Deuxièmement, j’ai réalisé cinq expérimentations qui mettent en lumière les points de vue des acteurs dans le but final de les faire interagir et de comprendre les nuances des controverses.
1. La liaison
Après avoir fini la première partie de ma démarche, ma première expérimentation cherche à lier les points de vue entre eux à partir du tableur de mon protocole. Depuis un système de « liaison » entre les mots-clés de même nature, les points de vue ressortent et peuvent être mis en confrontation, ce qui nous permet de cibler au premier coup d'œil les liaisons de points de vue entre les acteurs.
2. La vision
Ma deuxième expérimentation vise à se mettre à la place de l’acteur à partir de la réalité empirique du spectateur. En accédant à la « vision » de l’acteur, nous abordons son propre point de vue ce qui nous permet de nous situer dans son environnement, et donc aux potentiels situations de conflit directs avec les autres acteurs.
3. La spatialité
Découlant de cette expérimentation, ma troisième expérimentation se focalise sur la « spatialité » des points de vue en se basant sur une cartographie géographique en vue de dessus. À partir de cette cartographie géographique, nous pouvons identifier précisément le point de vue de chaque acteur ce qui nous impose une prise de recul contextuelle.
4. La topologie
Puis, ma quatrième expérimentation consiste à avoir une visualisation « topologique » des points de vue à partir d’une cartographie schématique en vue de côté. Ici, les points de vue sont déterminés selon un axe vertical (représentant les controverses divergentes ou convergentes) et un axe horizontal (représentant leurs positions sur la voie verte) ce qui nous permet d’identifier et de spatialiser le réseau de controverses entre les points de vue.
5. La visualisation de l'information en réseau
Enfin, ma cinquième expérimentation est destinée à entrevoir la complexité des interactions entre les points de vue. En analysant les mots-clés respectifs de chaque acteur, scénarios, sujets, et sections de la voie de Dombes, nous pouvons analyser leur interaction à la manière d’une « visualisation de l’information en réseau ».
Ainsi, cette recherche en design ne consiste pas à résoudre la complexité des controverses, mais à apporter une réponse en matière de représentation cartographique de controverses. À travers mes expérimentations, la cartographie numérique oriente une prise de décision et décentralise les points de vue par rapport aux controverses qu'elles peuvent former, ce qui nous amène à porter une attention dans le travail graphique que le designer peut manipuler.
En effet, la manipulation peut à la fois être mélioratif ou péjoratif, et c’est sur cette même nuance que mes expérimentations tendent à faire naviguer l’usager au travers des points de vue de chaque acteur. En portant la conviction que mon travail peut éclairer le débat public concerné par la voie de la Dombes au sein de la ville de Caluire-et-Cuire, il contribue à enrichir de futures consultations citoyennes dans lesquelles les élus et les citoyens s’approchent d’un acte démocratique.
Par ailleurs, l’intégration des non-humains dans la cartographie de controverses, et donc dans le processus de décision politique, est une limite de ma recherche. En voulant intégrer les intérêts des humains comme des non-humains, nous pouvons ouvrir des perspectives de la recherche à la manière du concept du « Parlement des choses » de Bruno Latour, permettant ainsi d’élargir notre rapport à la démocratie.